Manger dans le noir

A Travers, ils ont dégusté un repas dans le noir

Journal Arcinfo du 11 novembre 2019

Pour Natacha de Montmollin, la meilleure façon de découvrir son monde d’aveugle est d’être privé de lumière le temps d’un repas, pour laisser place à ses autres sens.

EXPÉRIENCE Voir le monde sous un autre œil le temps d’un repas dans le noir, samedi soir, au café des Mines, à Travers. C’est l’expérience saisissante imaginée par la Boudrysanne Natacha de Montmollin, née aveugle.

Lâcher prise et accorder sa confiance à des inconnus? Pas simple, mais essentiel quand on vit un repas dans le noir. Samedi soir, j’ai partagé cette expérience perturbante et enrichissante à la fois avec une trentaine de personnes au café des Mines, à Travers.

A Travers, ils ont dégusté un repas dans le noir

A l’origine de ce projet, la Boudrysanne Natacha de Montmollin. Une démarche originale et ludique qu’elle a lancée pour faire découvrir son monde d’aveugle, par sa société step2blind, et en partenariat avec Neuchâtel Evasion et Goût & Région.

Il est 19h, les gens commencent à arriver. Avant d’entrer dans le noir, une légère angoisse commence à monter. Je ne suis pas la seule… un voisin me confie qu’il stresse aussi un peu.

Pas de téléphone portable, même en veille. Il ne faut surtout pas de luminosité. »

A chaque repas, Natacha est accompagnée de quelques personnes qui l’aident à tout mettre en place.

Samedi soir, Christophe Challandes, fondateur de Neuchâtel Evasion, et Valérie Cattarin lui donnent un coup de main.

«Pas de téléphone portable, même en veille. Il ne faut surtout pas de luminosité», insiste Christophe avant le repas. Pas non plus de montres ou d’autres objets qui pourraient faire de la lumière. L’expérience doit se faire dans l’obscurité complète.

Encore un petit conseil: «Ceux qui doivent aller aux toilettes, allez-y.» Car une fois dans la chambre noire, personne ne doit sortir de sa propre initiative. «Appelez-nous et on vous emmènera à l’extérieur.»

Avant le repas dans le noir, Natacha de Montmollin et Christophe Challandes donnent quelques consignes aux participants, du genre: pas de téléphone portable!

Premières minutes troublantes

Il est l’heure. Par petits groupes, en file indienne, on est emmenés à notre table. Natacha nous guide et Christophe ferme la marche. On traverse d’abord un sas dans la pénombre. Les premières minutes dans le noir sont troublantes. Où est mon assiette, ma fourchette, mon couteau…? «Quelqu’un a trouvé la bouteille d’eau plate?», dis-je. «Elle est là», me répond-on. Mais dans le noir, les mots «ici» et «là» ne veulent plus dire grand-chose. Rapidement, on apprend à être plus précis.

Peu à peu, je prends mes marques. Je commence aussi à reconnaître les voix de mes camarades de tablée.

Mon voisin de gauche, c’est Max, 12 ans. Il est venu avec sa maman, son frère et sa grande sœur, qui fête ses 16 ans. Dans le noir, les mots «ici» et «là» ne veulent plus dire grand-chose.

Sens en éveil

Pas facile d’interagir avec des gens qu’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam. Mais dans l’obscurité, ce contact avec les autres est indispensable. Le moindre geste qu’on fait machinalement dans la vie de tous les jours est une montagne à surmonter. Hormis la vue, tous nos sens sont en éveil.

Eureka, je finis par trouver mon assiette. L’entrée est le seul plat du menu déjà placé sur la table. Pour le reste, chacun devra se lever et prendre sa nourriture. Selon Natacha, cet aspect est important car le défi n’est pas seulement de se dépatouiller avec sa fourchette et son couteau, mais d’apprendre à se repérer dans l’espace.

Impossible toutefois de me servir de mes services. Peu importe, ce soir, les bonnes manières et le savoir-vivre peuvent attendre. Je prends donc un malin plaisir à manger avec mes mains, en essayant néanmoins de ne pas m’en mettre partout. Pas grave, personne ne me voit.

Entrez dans le monde des aveugles le temps d’un souper dans le noir aux mines d’asphalte avec Natacha de Montmollin. Travers, le 9 novembre 2019 Photo: Lucas Vuitel

En tête de file, Natacha de Montmollin guide les participants, par petits groupes, dans la pièce noire où se déroule le repas.

Le plus étrange est de ne pas savoir ce que l’on va déguster. Certains aliments se devinent au toucher. Mais ce n’est qu’une fois en bouche, qu’on sent toutes les saveurs. Avec mes collègues de tablée, on essaie de reconnaître les plats. «Il y a des petits pois», dit Gabriel. «Non,ce sont des carottes au cumin», répond sa maman. Enfin le dessert. Je reconnais une saveur anisée… C’est de la glace à l’absinthe, Val-de-Travers oblige!

Retour à la lumière en douceur

Le repas touche à sa fin. Natacha allume quelques bougies pour nous ramener à la lumière en douceur. Le chef de cuisine nous demande si on a reconnu le menu. A peu de choses près, on a tous deviné les aliments.

En revanche, tout le monde est surpris par la taille de la pièce. Je l’imaginais beaucoup plus petite.

Le prix de ce repas, 120 francs repas complet boissons et café compris, n’est pas donné. Mais c’est sûrement une expérience unique à vivre. Par ailleurs, 10% des bénéfices sont versés en faveur de Step2Blind, la société qui organise des animations et des formations pour faire découvrir le monde des non-voyants.

Pour moi, ce challenge a été doublement compliqué, privée de la vue et de mon bloc-notes si précieux. Du coup, la mémoire est primordiale. Pour apprendre à se repérer et ne pas oublier les sensations éprouvées dans le noir.

En savoir plus : Site internet Step2blind

«ÊTRE AVEUGLE, C’EST AUSSI UNE RICHESSE»

Natacha de Montmollin est une force de la nature. A tel point d’en oublier qu’elle est aveugle depuis la naissance. «On me montre une fois un trajet ou un lieu, et ensuite, j’arrive à me déplacer et à me repérer toute seule. Je sens la chaleur des gens pour me repérer», explique cette Boudrysanne de 46 ans.

En couple et mère de trois ados, elle vit comme Madame Tout-le-monde. Ou presque.

Informaticienne et ancienne championne de ski, notamment médaillée aux Jeux paralympiques d’Albertville (F) en 1992, elle a plus d’une corde à son arc.

Natacha a une perception différente du monde qui l’entoure. «Par exemple, l’eau qui bout, c’est abstrait pour moi», raconte-t-elle. Idem pour les couleurs. Le bleu, c’est le ciel. Quand elle pense au vert, elle s’imagine marcher pieds nus dans l’herbe.

«DÉCOUVRIR MON UNIVERS»

Il y a plus de seize ans, elle a organisé son premier dîner dans le noir pour ses amis. «La meilleure manière de découvrir mon monde, c’est de priver les gens de la vue un moment. L’objectif est qu’ils se rendent compte qu’on peut voir autrement», assure Natacha. Rapidement, elle a décidé d’élargir l’expérience avec des repas publics.

Depuis trois ans, ils ont lieu quatre fois par an aux Mines d’asphalte, à Travers, en partenariat avecNeuchâtel Evasion, qui s’occupe de la logistique, et Goût & Région.

Mais ces repas dans le noir ne sont qu’une infime partie des activités qu’elle propose avec sa société Step2Blind, fondée il y a un an et demie. Visites dans les musées, jeux ou balades… Autant d’expérience les yeux bandés pour voir le monde sous un autre œil.

«Être aveugle, ce n’est pas seulement un handicap. C’est aussi une richesse», insiste la quadragénaire. Un jour, après un repas dans le noir, quelqu’un lui a dit: «Si j’avais vu la tête de mon voisin avant, je ne me serais jamais assis à côté de lui.» Des mots qui dévoilent les a priori que nous avons tous.

Ecrit par Antonella Fracasso

Article tiré de : arcinfo

 

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